Depuis l'au-delà, le colonel a donné en octobre 2018 une interview au commentateur de ces carnets et réalisateur de ce site qui se posait un certains nombre de questions.

 

L'interview est disponible ci-dessous :

 

 

Interview du colonel de Pelly

 

 

 

Quelque part dans l’éternité le 10 octobre 2018

 

 

 

Avertissement : la lecture préalable des carnets du colonel Claude Marie de Pelly ou au moins de la synthèse des carnets est de nature à faciliter la compréhension de l'interview

 

 

 

Colonel, vous avez laissé des carnets, que vos héritiers ont eu l’heureuse idée de conserver. J’ai lu ces carnets et je les ai commentés. Évidemment je me pose certaines questions d’où l’idée de cette interview.

 

Tout d’abord je voudrais savoir si vous aviez conscience en rédigeant ces carnets de laisser une trace de votre vie, un témoignage…

 

Absolument pas, toute ma vie j’ai tenu ce genre de petits carnets où je notais mes activités et surtout mes dépenses. J’ai beaucoup voyagé entre le Piémont, la Sardaigne et la Savoie et ce carnet me servait aussi de pense-bête, à me souvenir de ce que j’avais payé ou non. De ce que l’on me devait.

 

 

 

Je n’ai lu vos notes que pour la période 1856-1869, c’est la période de l’Annexion ou du Rattachement de la Savoie à la France. Quel terme utiliseriez-vous ?

 

Le premier bien sûr, il s’agit d’une annexion avec un plébiscite de façade mais en réalité tout était arrangé d’avance. Il ne vous a pas échappé, à la lecture des carnets que le train est arrivé juste avant cette annexion. Je suis allé aux inaugurations. C’est en fait que la France voulait assurer ses arrières et la ligne Lyon-Seyssel avait un intérêt stratégique pour amener rapidement des troupes à la frontière de la Savoie.

 

 

 

Vous ne semblez pas apprécier l’empereur Napoléon III. Pourquoi ?

 

Vous savez ma famille a toujours servi les ducs de Savoie, mon père et mon grand-père étaient officiers comme moi-même. Mon père a énormément souffert pendant la Révolution. On le traitait d’émigré alors qu’il était en Piémont parce qu’il était officier dans les armées des ducs de Savoie. Pendant ma jeunesse il est resté enfermé au fort de Bard avec même pas un lit…

 

Tous nos biens, y compris De Pelly, ont été confisqués, si nous avons pu y résider c’est que ma mère s’était portée candidate pour en être la fermière et que nul dans la région n’a osé se mettre en concurrence avec elle ! Avouez que d’être obligé de payer un fermage pour exploiter ses propres biens c’est un peu fort ! Vous comprendrez, que même si j’ai dû servir brièvement le premier Napoléon je n’ai pas eu de dévotion pour eux.

 

C’est pourquoi j’ai refusé d’aller faire la claque de l’empereur à Annecy et à Lyon ou encore à Culoz lorsqu’il est venu inaugurer un nouveau pont pour amarrer encore un peu plus la Savoie à la France.

 

 

 

Pourtant il vous a nommé maire de Desingy ?

 

Je dois cette nomination à mon beau-frère, le papa Bastian qui avait épousé ma sœur Georgine et nous avons toujours eu de très bonnes relations, y compris après le décès prématuré de ma sœur.

 

Lui était pro-français. Sa famille leur devait beaucoup, puisque c’est pendant la première annexion de fait (1792-1814) que son père a construit la fortune familiale. Le chevalier Bastian a d’ailleurs été invité à Paris quelques semaines avant le plébiscite avec 40 autres notables favorables aux Français.

 

C’était un sujet de chicane entre nous. D’ailleurs je maintiens que mon neveu et filleul Claude Bastian a eu tort de suivre le mauvais conseil de son père en passant dans l’armée française, il est resté capitaine. Il serait resté au service du Piémont-Sardaigne il aurait fini au moins colonel et peut être général !

 

J’avais pistonné ce neveu pour qu’il entre très jeune dans la marine du Piémont-Sardaigne, et vous avez deviné que les nombreuses correspondances échangées avec mon ami le général Mollard, passé lui aussi à la France, n’avait pas d’autre objet que de faire avancer la carrière de Claude...En vain.

 

 

 

 

 

Vous semblez assez proche des divers prêtres de la paroisse de Desingy et vous n’hésitez pas à aller à la rencontre de l’évêque lorsque que celui-ci vient pour les confirmations. Le clergé étant plutôt favorable à l’Annexion, vous auriez pu le suivre, non ?

 

Oui, j’étais proche de divers prêtres, certains étant devenus de véritables amis avec lesquels je continuais une correspondance après qu’ils furent partis de Desingy. Ma famille a toujours été proche du clergé. J’avais un oncle prêtre disparu dans la tourmente révolutionnaire. Une plaque rappelait dans l’église de Desingy le souvenir de mes parents. Je me demande si elle est encore en place ?

 

 

 

Oui, elle est toujours en place en 2018 et savez-vous qu’en 2016, une descendante des Mermier a vu en Inde la tombe du missionnaire Jean-Jacques Delavenay qui était passé vous voir en 1860 juste avant de s’embarquer à Bordeaux ?

 

Eh bien voilà deux bonnes nouvelles qui montrent que certaines choses durent plus que d’autres !

 

Qui est cette descendante des Mermier ?

 

 

 

C’est une femme qui est l’arrière-arrière petite fille de Joachim Mermier, le frère de Joson que vous aviez choisi comme expert au moment du partage difficile avec votre frère. Vous avez donc bien connu ces Mermier, pouvez-vous en dire quelques mots ?

 

Bien sûr que je les ai connus. Joson et Joachim ont longtemps travaillé ensemble sur la ferme de Vovray, une des plus grandes fermes de la région, puis finalement ils ont fait comme mon frère et moi : ils ont partagé. Joson est resté dans la ferme historique et Joachim a transformé en ferme un autre bien que leur famille avait acquis du marquis du Vuache vers 1755. Ils avaient tous les deux une dizaine d’enfants, je crois, et c’était un plaisir pour moi que de voir toute cette jeunesse lorsque je passais à Vovray.

 

Joson était un sacré chasseur. C’est lui, qui vers 1820 appelé en renfort à Savigny, a tué le dernier ours de la région. Lorsque je l’ai choisi comme expert il a essayé de se défausser car il était malade, mais finalement il a fait le travail. Je crois qu’il est mort deux ans plus tard.

 

Il y avait deux autres frères Mermier l’un était notaire à Frangy et j’ai eu à faire avec lui et l’autre était le fondateur des Missionnaires de St François de Sales auxquels appartenait mon ami Delavenay mort aux Indes.

 

Ils avaient également une sœur, mariée avec un Chautemps de Valleiry que je n’ai jamais rencontré.

 

C’est encore le papa Bastian, mon beau-frère qui me les a fait connaître car c’était des cousins à lui, leur mère était la sœur de son père, le notaire Claude-François Bastian.

 

Le papa Bastian était serviable, quand j’avais un courrier délicat à rédiger il m’apportait son aide. Il m’a recommandé un avoué à St Julien, un certain Jacquemard qui était son neveu et dont je n’ai pas eu à me plaindre. Souvent nous allions à Annecy ensemble et nous sommes allés ensemble prendre les eaux à Uriage, près de Grenoble.

 

 

 

 

 

Puisque vous parlez des eaux, il me semble que c’était le seul remède qui vous fasse du bien. La médecine ne vous soulageait donc pas ?

 

Effectivement les remèdes que l’on me préconisait n’avaient pratiquement aucun effet. Et pourtant j’ai consulté de bons spécialistes, à Genève notamment, un ponte cofondateur de la Croix-Rouge. En revenant je m’arrêtai parfois trois ou quatre jours aux Bains de la Caille et là je peux vous dire que je retrouvais la forme. En période d’été je me baignais même dans les Usses sept ou huit fois, quel soulagement ! Je remercie tout de même le Dr Chatenoud de Frangy qui m’a bien soulagé les dernières années et Jeannette Clavel, ma servante, qui m’a bien soigné.

 

Ce qui m’a permis de tenir jusqu’à un âge assez avancé, c’est l’exercice physique, en particulier la marche.

 

 

 

 

 

 

 

Vous confirmez que Jeannette est bien la sœur de votre ami le régent Pierre Clavel ?

 

Tout à fait, Pierre Clavel m’a fait connaître toute sa famille. Son frère, sa sœur et ses parents. C’était un secrétaire de mairie efficace et compétent et j’ai regretté son départ pour Le Sappey : qu’est-ce qu’il est allé faire dans les Bornes, un pays reculé et même arriéré ?

 

 

 

Je peux vous répondre, vous ne vous en êtes pas rendu-compte mais avant de faire venir Ursule d’Alpignan vous aviez tenté d’embaucher comme gouvernante Louise Bajulaz, une Savoyarde en poste à Lyon et qui aurait voulu revenir dans la région. Elle vous a quitté après sa période d’essai, mais le régent avait eu un coup de foudre !

 

Dans vos carnets, vous détaillez bien vos voyages en train, mais vous ne dîtes pas souvent comment vous effectuiez vos déplacements locaux, pourquoi ?

 

Pour Clavel, je comprends, il a pensé que je n’avais pas une bonne opinion de cette Louise et il a préféré aller cacher ses amours dans les Bornes !

 

Je ne parle pas de mes déplacements locaux dans mes notes parce que c’est une évidence : je me déplaçais à pied et à cheval. Mais j’avais souvent mal au dos et à une jambe et le cheval me cassait le dos, aussi c’est très souvent que j’allais à pied à Seyssel, quitte à faire un arrêt à Cologny chez mes amis De Lassalle ou chez mon fermier de Vallod sur le chemin du retour.

 

Assez souvent lorsque nous allions à Annecy ou encore aux Plagnes voir ma sœur Sophie c’était le papa Bastian qui m’emmenait avec son équipage conduit par son cocher.

 

 

 

 

 

Vous parlez de votre fermier de Vallod, mais vous-même étiez bien un peu marchand de vin ?

 

Marchand de vin pas vraiment mais effectivement j’avais plusieurs vignobles, dont un qui était depuis longtemps dans ma famille et qui était situé à Motz, de l’autre côté du Fier. Mon meilleur cru était le chantemerle et j’avais une grande confiance en mes fermiers Charvet père et fils. En mon absence, ils trouvaient des clients et vendaient mon vin au meilleur prix. Les comptes avec eux étaient toujours exacts et souvent ils m’apportaient en sus une belle truite attrapée dans le Fier, aussi j’avais accepté d’être parrain d’un de leurs enfants.

 

À Desingy le vin était moins réputé mais par contre j’avais là de bons clients, le cabaretier Mollat mais surtout le curé de Desingy qui me prenait plus de 1 500 l de vin par an ! Sans être vraiment négociant j’aimais la vigne, les vendanges et tout ce qui tournait autour, acheter des tonneaux, envoyer du vin en Piémont...

 

Les moulins de Vencières n’ont jamais rapporté grand-chose et les fermiers de Moucherin ne payaient pas leur loyer, si bien que j’ai dû saisir la justice et changer de fermier, le repreneur est mort et j’ai encore dû changer.

 

Heureusement je tirai un revenu correct de mon vin et surtout j’avais ma pension de colonel que j’allais retirer à Annecy tous les trimestres.

 

 

 

 

 

J’ai quand même été frappé de voir que d’un côté aller en justice ne vous effrayait pas (contre vos fermiers, contre votre frère) mais que d’un autre côté vous faisiez une confiance aveugle à certains en leur prêtant ou confiant des sommes considérables, par exemple 500 f à Naine : elle vous les a rendu ?

 

Et comment, elle me les a bien rendus. Et même si elle est partie au service de mon frère je pouvais avoir confiance en elle. Un jour que j’étais trop fatigué, elle est allée à Rumilly récupérer plus de 1 500 francs qu’on me devait, alors je pouvais bien lui prêter 500 francs.

 

À Alpignan, où j'avais ma résidence piémontaise, quand je revenais en Savoie, je laissais parfois des sommes bien plus importantes, par exemple 6 000 francs car là-bas j’avais un commerce d’alcool et il fallait bien payer le raisin d’Asti.

 

Parfois aussi j’envoyais du vin de Savoie à Alpignan.

 

 

 

 

 

 

 

Vous parlez d’Alpignan, en vous lisant j’ai eu l’impression qu’il y a eu là-bas quelques grosses embrouilles entre les gens à votre service, pourquoi ces embrouilles ?

 

A Alpignan j’avais ma gouvernante Ursule et son fils Gustin qui étaient mes deux personnes de confiance. Mais après le partage avec mon frère Colomban, le château de Pelly s’est trouvé bien vide et j’ai demandé à ces deux-là de venir pour m’aider à le meubler et tout remettre en ordre. Ils sont venus et nous avons fait beaucoup de frais, je suis même allé à Lyon avec Ursule pour des achats. Pendant ce temps c’est un Bosio, parent d’Ursule qui s’occupait d’Alpignan.

 

Les Bosio se disputaient entre eux et finalement vivaient sur mon dos. Le séjour d’Ursule s’est prolongé pendant plus de dix-huit mois, Gustin est rentré et ses cousins Bosio l’accusaient de ne pas leur avoir laissé tout l’argent que je lui avais confié. Je n’ai jamais pu savoir la vérité et finalement j’ai sanctionné tout le monde.

 

Ursule et Gustin n’ont pas eu à se plaindre, je leur avais donné la nue-propriété de mes biens en Piémont dès 1855, au moment où j’ai décidé de partager mon temps entre Alpignan et Desingy.

 

 

 

 

 

Oui, on sent dans vos carnets que vos échanges avec eux sont très fréquents et que la confiance règne. Mais en Savoie, il n’a pas dû être facile de vous choisir un héritier ?

 

Oui, j’avais beaucoup de neveux et nièces : les quatre frères Bastian (François, Claude, Eugène et Félix) et chez Michaud deux neveux (Claude et Félix) et deux nièces (Joséphine et Cléonice). Tous me faisaient bonne figure. Je suis allé aux noces de François, d’Eugène et de Félix Bastian. J’étais aussi au mariage de Cléonice Michaud avec un notaire de La Roche. Les autres étaient célibataires.

 

J’aimais bien Claude, mon protégé, militaire comme moi. A chaque permission il passait me voir, une fois que j’étais absent il m’a même laissé son portrait ! Mais il ne s’est pas marié, du moins de mon vivant aussi j’ai fait un autre choix. Son frère François, qui habitait le château de Vanzy (la Fléchère) était aussi militaire et en 1857 il s’était marié avec Alix Collomb d’Annecy. Celle-ci, charmante et ravissante, a toujours eu beaucoup d’égards pour moi, elle me faisait de petits cadeaux, un pot de moutarde par là, un persillé par ci, etc. Cette Alix était de fait la petite-fille d’une de mes cousines germaines de Reydet, mais en fait je ne suis pour rien dans ce mariage. C’est les familles Collomb et Bastian qui à Annecy fréquentaient le même monde qui ont arrangé ce mariage. Un beau jour le papa Bastian m’invite à le rejoindre aux Bains de la Caille. Une fois là-bas on me présente toute une série de belles dames des familles Biord, de Reydet et Collomb.

 

J’ai donc choisi François comme héritier, sans rien dire, pour ne fâcher personne. Mais hélas François était tuberculeux, et il a bientôt quitté le service. De plus en plus malade il est décédé chez son père à Frangy en décembre 1865 alors que j’étais à Alpignan.

 

J’étais assommé, j’ai réfléchi, j’ai attendu neuf mois et j’ai fait un nouveau testament donnant l’usufruit de mes biens à Alix et la nue-propriété à son seul fils, Édouard, un enfant de neuf ans. La donation d’usufruit n’était valable que jusqu’au 30 ans d’Édouard. J’espère qu’il s’est marié et a eu une descendance !

 

 

 

 

 

J’ai entendu parler de cette affaire et je vais vous éclairer. Édouard est devenu officier dans les haras après de bonnes études à St Thomas d’Aquin près de Lyon. Mais il est décédé à 31 ans alors qu’il était célibataire, vos biens sont revenus à Alix qui est décédée dix-huit mois après son fils et c’est finalement Fanny, une sœur d’Édouard, qui a repris votre patrimoine.

 

Eh bien, je n’ai pas eu trop de nez dans mes choix.

 

 

 

Et aujourd’hui mon château, que devient-il ?

 

Votre château est en de bonnes mains, c’est un passionné qui a les moyens de sa passion qui l’a acheté et rénové avec goût. L’été, les gens de passage peuvent y dormir.

 

 

 

 

 

Et mes fermes ?

 

Je n’ai pas encore eu le temps d’enquêter assez précisément sur leur situation actuelle. Mais c’est toujours l’agriculture qui reste l’activité principale et à Motz il y a encore des vignes !

 

 

 

Je vois que c’est maintenant vous qui posez les questions, aussi je voudrais reprendre l’interview et vous poser une dernière question : dans vos carnets vous citez généralement les gens par leur nom ou leur prénom, mais il y a une personne que vous ne désignez jamais vraiment, vous dites simplement « elle ». Par exemple je cite « elle s’est fait faire des sangsues », franchement vous aviez une femme dans votre vie, et cette femme c’était Ursule ?

 

 

 

Permettez-moi de ne pas répondre !

 

 

 

 

 

Merci colonel, je vous suis très redevable de votre témoignage du milieu du XIXe siècle et bon repos éternel.